Carnet de recherches et réflexions diverses

Je photographie pour suspendre les mots et dans les temps intermédiaires j’écris sur cette pratique.

Arnaud Claass, Mémoire vive, p. 9

Producteurs d’images

Dans son dernier ouvrage Raviver les braises du vivant, Baptiste Morizot se propose de revenir sur le terme de « production » employé dans les domaines de l’élevage et de l’agriculture. Derrière l’apparente neutralité que revêt l’expression de « production agricole » passée dans notre vocabulaire courant se cache un rapport au vivant construit de toute pièce. Rappelant la définition que donne Philippe Descola de la production, l’auteur note ainsi qu’elle construit un rapport de subordination entre un agent individualisé et une matière indéterminée, passive, qui a besoin d’une projection d’identité de la part du premier pour se mettre à exister. Dès lors, on comprend que l’emploi du terme de production révèle une croyance en la capacité des éleveurs et des agriculteurs de « donner naissance » aux animaux et aux différentes plantes. Cette formulation, nous le sentons bien, omet sciemment toutes les évolutions et transformations de ces espèces animales et végétales, ainsi que les mécanismes biologiques et organiques avec lesquels nous pouvons interagir, mais qui ne relèvent en aucun cas de notre « production ».

Ce constat nous permet, en retour, de nous interroger sur une autre expression, celle du « producteur d’images ». Que révèle-t-elle vis-à-vis du rapport qu’entretient le photographe avec les images et le réel ? Si nous reprenons le développement précédent, nous pouvons avancer que notre photographe procède d’une manière similaire à notre agriculteur, il projette sur une forme indéfinie, vide, sa propre intériorité pour faire advenir une image. Là aussi, le rapport au réel induit par l’emploi du terme de « production » apparaît problématique. Ce qui est sous-jacent à l’expression du « producteur d’images », c’est la vision d’un individu photographe qui engendre entièrement et par lui-seul les images du fait de sa propre projection sur le monde. Il n’est pas question ici de soutenir en retour une ontologie de l’image photographique comme émanation inaltérée du réel. Nous sommes aujourd’hui revenus de ces conceptions essentialistes et nous savons bien qu’entre le réel et les photographies s’opère un jeu de vases communicants qui est passionnant car il propose justement des variations de contenance infinies. Mais si le remplissage tout entier de « l’image réelle » nous renvoie à une ontologie douteuse, celui de « l’image produite » l’est tout autant car il fait planer l’idée d’un photographe totalement découplé du réel. Ce dernier engendrerait alors à l’envie ou à la demande des images à peu de frais, tout comme les gestionnaires de ces immenses hangars où poussent des fruits et légumes hors sol et où grandissent (si l’on peut dire) des poules au rythme de l’éclairage des néons alimentent certains rayons de grandes surfaces.

Mais l’objectivité ne signifie pas, loin s’en faut, d’avoir trouvé la vérité. Cela veut dire que l’on donne à l’objet que l’on représente un droit d’intervention.

Hilla Becher

Jours de printemps

En avril lorsque la neige a fondu, emportée par la hausse des températures du printemps, je m’empresse d’aller chercher des morilles. Les premiers crocus et autres anémones hépatiques se dressant entre les feuilles sont le signal que l’humidité et la température du sol présentent le terrain adéquat au développement des spores. Cela ne dure que quelques semaines, à peine un mois. Avec le temps, je connais une multitude de « coins », certains à privilégier en période de faible ensoleillement, d’autres qui gardent mieux l’humidité s’il ne pleut pas pendant une longue période. Il y en a un, découvert assez récemment, qui ne se trouve qu’à quelques dizaines de mètres de chez moi. J’y vais souvent le soir, après de longues journées bien occupées, et je cuisine immédiatement les morilles récoltées. Je marche jusqu’à ce petit replat derrière un four à pain, et je m’agenouille sur le parterre de feuilles, qui ne doit pas faire plus de 5 m². Les premières minutes ne sont en général pas fructueuses, elles sont une forme d’accommodation physique et optique, une mise à niveau du corps et du regard pour être à-même de différencier, progressivement, une feuille recroquevillée par les longs mois d’hiver du chapeau alvéolé d’une morille. Il faut laisser derrière soi les contrastes appuyés de nos quotidiens acidulés, et l’immédiateté et l’efficacité des signes auxquels nous faisons face, ici tout se trouve dans un léger décroché au sein de la continuité du sol. D’ailleurs, si les morilles les plus évidentes sont directement visibles, il n’est pas rare de devoir juger de la géographie des feuilles mortes pour en dénicher une grande partie. Encore abritées de la lumière du jour, il faut un regard attentif, placé à quelques centimètres du sol, pour déceler ces minces écarts topographiques. Ondulations de l’espace-temps des feuillages sous lesquels se trouve l’hypothèse d’un corps étranger. Mont analogue perché à quelques centimètres à peine. Cette attention, ce soin accordé à l’espace et au temps à quelques encablures de nos pieds, ne se trouve pas automatiquement, et il n’est pas rare que le repas du soir ne présente aucun condiment délicat, non pas parce que les conditions du sol étaient mauvaises mais bien parce que cet espace d’observation ne s’est pas ouvert. Il ne s’agit pas de venir, l’œil aiguisé et l’opinel prêt à en découdre, mais de laisser flotter le regard dans un vide où s’effacent l’avant et l’après pour laisser place à l’infime dépassement du maintenant sortant entre deux brins d’herbes. Laisser son regard dans une demie absence au sein de laquelle peut justement apparaître la présence du champignon tant désiré.

Cet état particulier n’a pas manqué de me rappeler à plusieurs reprises un autre état de disponibilité du regard, celui du photographe “au travail”. Je me suis à ce titre souvent questionné sur le fait que nous cueillons des champignons et que nous faisons des photographies. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire qu’il fait un cèpe ou une morille, ou alors il s’agit là de pratiques industrielles qui, nous le sentons bien je crois, n’ont rien à voir avec l’idée que nous avons de ce qu’est un champignon. Le photographe aussi, à sa manière, recherche cet état de juste regard, ce détachement d’un espace fait de liens logiques et de continuités, pour que puisse survenir ce petit décalage, cette excroissance de réalité sous laquelle se cache peut-être une image. On pourrait objecter à cette idée qu’elle n’est valable que dans le cas d’un photographe réalisant une prise de vue directe, que le photographe procédant à la mis en scène méticuleuse est bien un faiseur d’images mais ce serait, je le pense, une catégorisation plutôt simpliste. Les photographies les plus convaincantes, provenant de ces pratiques de mises en scène et même de montage, paraissent toujours agir dans ce mince écart du petit tas de feuilles arrêtant notre regard. Techniquement, l’image est réalisée et composée après coup, mais ce qui la fait se tenir à demi figée devant nous est cette dénivellation qu’elle produit. Nous voyons bien que nous restons sur le sol commun de notre expérience du monde, et pourtant il semble se soulever. Sans doute est-ce dans cette courbure légère des lignes de niveau que se tient le potentiel fictionnel des images. Mais peut-être que les photographies les plus fascinantes, que ce soit dans leur observation ou dans leur réalisation, vont plus loin. Face à elles, peut-être ne sommes-nous pas tout-à-fait dans la situation du cueilleur de champignons qui découvre le fruit de sa convoitise sous la minuscule montagne de feuilles, mais dans l’état légèrement antérieur où la cachette potentielle est décelée mais encore non-explorée. Les images retenant silencieusement notre regard nous placent elles aussi dans cet entre-deux indécis. À leur vue, nous oscillons en permanence entre l’état d’une image qui se dit image en même-temps qu’elle dit “littéralement” son sujet. Lorsque j’observe un bout de plage de Nouvelle-Écosse photographié par Robert Frank, je ne sais dire si le frémissement interne que je perçois est celui des vagues formées par le vent, ou s’il est celui du déclenchement de l’image, précisément car il est les deux à la fois.

Avec le vent

Relire Avec le vent d'Abbas Kiarostami, et se souvenir de l'avoir mis dans son sac à la veille d'un cours où de toute évidence une étudiante aurait déjà terminé le travail à effectuer, avec implication et justesse.

Elle souhaitait écrire en parallèle de ses images, apposer face à ses collectes visuelles les mises en mots de ses pensées sous forme de brefs poèmes en prose.

Derrière l'innocence d'un travail personnel "de jeunesse", la liberté de l'essai sans hiérarchie de médium, et la pré-conscience sous-jacente d'une photographie comme superposition d'une apparition visuelle et d'un réagencement grammatical.

À quelques semaines de la fin d'année, observer à nouveau son travail et remarquer que le texte ne semble plus être dit par elle-même, comme un "double je" autobiographique, mais proviendrait de l'image. Cette dernière paraît désormais s'énoncer dans l'agencement de ses sujets, dans sa formation et jusque dans ses doutes et ce, c'est là tout l'intérêt, sans que ces deux énoncés, texte et image, ne soient redondants.

En revanche, ce qu'elle aura trouvé en parcourant les écrits de Kiarostami pendant l'heure du cours restera, pour moi et sans doute pour elle, du domaine de l'indicible.

Une fleur en papier

une photo en noir et blanc

1968-1984

Abbas Kiarostami

Sommeil

Il y a des images qui nous retiennent par l’évidence de leur présence, par ce qu’elles provoquent immédiatement en nous, et d’autres qui infusent lentement, comme à l’état de veille, et qui de manière épisodique révèlent leur portée. La série Does yellow run forever ? de Paul Graham appartient, pour moi, à la deuxième catégorie. Trois sous ensembles composent cette série, des devantures de magasins américains changeant de l’or en monnaie, des arcs-en-ciel irlandais, et une personne endormie. Le premier ensemble renvoie à notre société monétaire, au rapport à l’argent et à la promesse d’un trésor au coin de la rue mais aussi à l’illusion de ce rêve, comme le suggère le titre. Il peut aussi, par un jeu subtile de correspondances de couleurs (et ce fut ma première « révélation »), renvoyer au jaune Kodak, et l’interrogation Does yellow run forever ? se déplace alors vers la possibilité d’une continuité pour les images elles-mêmes. Les arcs-en-ciel, ces phénomènes optiques naissants de la diffraction de la lumière au travers des gouttelettes d’eau en suspension, évoquent également cette fragilité. L’effacement futur d’une décomposition lumineuse apparaissant à la faveur de conditions météorologiques particulières et qui, l’instant d’après, peut déjà s’être dispersé, totalement insensibles à une quelconque économie. Mais cette personne endormie alors ? Je m’étais résolu à ce que sa présence soit celle de l’attention à ce qui est au plus près de nous. À l’idée aussi, peut-être, du rêve, de l’image qui au réveil déjà se serait absentée.

Dans son ouvrage 24/7 : le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary avance que le temps du sommeil est le dernier espace où le corps est encore soustrait au système capitaliste. En permanence objets de production ou de consommation durant la journée, le sommeil est devenu notre dernier lieu d’une subjectivité « inefficace », où nos agirs ne sont pas convertis à un niveau ou à un autre en valeur marchande. Ce corps endormi de Does yellow run forever ? devient alors un corps de résistance, échappant à l’efficacité et à la productivité, à sa marchandisation. Il est aujourd’hui si facile et tentant de faire la comparaison entre les images et le plein jour du capitalisme tant les images, (rétro)éclairées de mille feux, participent à la production des désirs et à la standardisation des actes. Mais ici comme ailleurs, pour les images comme pour le reste, il n’y a aucune règle ni fatalité, tout est affaire d’attention. Détachées du cours productiviste, les images peuvent aussi devenir des corps endormis. Extraites de la chaîne ininterrompue, elles sont désormais « inefficaces ». Déserteuses du cours du temps, pas vraiment immobiles mais suffisamment stables, nous pouvons les regarder et, quelque part, elles nous regardent (comme dans nos rêves), laissant filer derrière elles la frénésie ambiante. L’espace d’un instant, celui du regard que nous portons sur elles, les images peuvent devenir le sommeil du monde.